Ecrits sur la musique

L’art et la douleur

par Jérôme Porée, 2015

Essai sur la catharsis musicale

C’est une idée commune que celle d’un « salut par l’art ». Elle suggère que, par la grâce de celui-ci, la douleur ou disparaît, ou trouve une justification. On peut penser pourtant qu’une telle idée repose à la fois sur une compréhension erronée de l’art et sur une conception édulcorée de la douleur, et se montre ainsi doublement illusoire. Cette illusion, nous l’appellerons illusion artistique ; et nous nous demanderons comment il est possible de lui échapper. Non que la douleur n’inspire l’art ; Hegel l’a montré : la beauté, sans elle, manque de force ; l’art n’est alors qu’une aimable bluette, un divertissement sans conséquence. Non, réciproquement, que l’art ne puisse rien pour la douleur ; Antonin Artaud, qui savait de quoi il parlait, prétend que « nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, composé, construit, inventé que pour sortir de l’enfer ». Nietzsche l’avait dit en d’autres termes : « nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » – une vérité qui inclut la douleur et qu’il nous permet de regarder en face.

Mais il ne faut pas se payer de mots. L’art ne guérit pas la douleur. Il n’a pas le pouvoir de nous faire passer d’enfer en paradis. C’est ce que nous montrerons d’abord en nous appuyant sur les déclarations des artistes eux-mêmes.

La question alors sera de savoir quel est exactement son pouvoir. Oui, que peut l’art pour la douleur ? Il y a dans cette question deux aspects : a) dans quelle mesure l’art peut-il exprimer la douleur ? b) dans quelle mesure l’art peut-il transformer la douleur ? La théorie aristotélicienne de la catharsis nous permettra d’envisager solidairement ces deux aspects.

Or, qu’il s’agisse d’exprimer ou de transformer la douleur, il est un art qui paraît l’emporter sur tous les autres : la musique. Nous tenterons donc, dans un troisième temps, de justifier cette supériorité et nous nous interrogerons plus précisément sur les conditions de possibilité de la catharsis musicale.

L’illusion artistique

L’idée de salut a son origine dans la religion. Il en est de même de l’idée de création. Le ciel et la terre, les eaux des mers, la lumière et les étoiles, les espèces vivantes, l’homme lui-même ont d’abord reçu de Dieu leur existence. Tirer l’être du néant, faire quelque chose de rien, c’est ce dont notre imagination même, pour grande magicienne qu’elle fût, s’avoua longtemps incapable. Puis vint la « mort de Dieu ». La créature se para des attributs du Créateur. L’homme se crut capable de produire lui-même tout ce que, selon les anciens récits, il avait reçu en don. Commander au ciel et à la terre, détourner les eaux des mers, connaître le secret de la lumière et des étoiles, engendrer les espèces vivantes, rien de tout cela ne lui parut impossible. Sa science et sa technique y pourvoiraient. Il ne lui resterait bientôt plus qu’à se créer lui-même. Pourquoi, en effet, s’arrêter en si bonne voie ? La figure moderne de l’artiste trouve ici sa place. L’art de l’artiste, certes, n’est pas l’art de l’ingénieur ; il ne dépend pas autant que celui-ci du progrès des sciences et des techniques. Mais il n’en traduit que mieux la puissance illimitée du nouveau démiurgeL’ingénieur et l’artiste, en cela, se montrent à la fois rivaux et complices. Ils incarnent ensemble le sens d’une modernité dont ils exhibent les aspects contraires : d’un côté, l’hypertrophie de la raison instrumentale ; de l’autre, l’auto-affirmation de l’individu en tant qu’individu.. Aussi n’a-t-il d’autre but que l’exhibition de cette puissance. Dans cette perspective, d’ailleurs, l’artiste n’est pas seulement l’homme qui produit des œuvres ; il est encore celui qui fait de sa vie une œuvre. Les deux sens se confondent dans l’idée nietzschéenne d’un « tragique créateur ». Vous souffriez ? Eh bien, dansez maintenant ! C’est ce que fait ZarathoustraNietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra. retiré sur sa montagne. On le confondrait à tort avec le « sage » idéalisé par les anciens stoïciens. Il ne s’agit pas pour lui d’être tranquille mais d’être fort. Sa souffrance même le rend plus puissant. Elle correspond à une intensification de sa volonté. Aux yeux de Nietzsche, cependant, l’erreur la plus grande n’est pas celle du stoïcisme : elle est celle du bouddhisme et du christianisme et de leur projet commun de supprimer la douleur. La douleur, on l’a ditCf. supra, chapitre 1., fait partie de la vie. Refuser la douleur est donc refuser la vie. C’est vouloir ce qui n’est pas. Ce sera bientôt trouver refuge dans les au-delà et les arrière-mondes. A cette volonté de néant s’oppose la volonté de l’artiste. Lui veut ce qui est. Il veut donc aussi la douleur. Son art s’en nourrit et lui rend grâce. Il est un hommage rendu à la vie en un joyeux Ainsi soit-il.

Mais qui est Zarathoustra ? Une invention de penseurQuel que soit le modèle qu’on puisse lui trouver dans la Perse antique en la personne de Zoroastre, poète et prophète dont il constitue le double parodique.. Et pour qui parle-t-il ? Pour ceux qui lui ressemblent. On doit donc se garder, encore une fois, de tout enthousiasme verbal et voir les choses comme elles sont. Le vrai tragique est destructeur. Il paralyse le vouloir et stérilise la création. L’imagination même ne peut rien contre la présence obsédante du présent douloureux. Ce présent ne laisse pas passer la lumièreEn lui donc ne peut se former aucune image.. Il tient l’esprit captif et l’empêche de s’évader vers d’autres mondes.

La théorie freudienne de la sublimation trouve ici sa limite. Le terme de « sublimation » désigne en chimie le procédé qui fait passer un corps de l’état solide à l’état gazeux. Freud l’emploie de manière analogique pour expliquer l’activité artistiqueLa théorie de la « sublimation » s’applique, d’une manière générale, à toutes les activités socialement et culturellement valorisées. Mais l’activité artistique l’illustre au plus haut point.. Selon lui, l’art est un procédé qui permet de satisfaire indirectement, en modifiant leur but, des désirs qui n’ont pas pu être satisfaits dans la réalitéEt qui tous relèvent de la pulsion sexuelle, dont la sublimation opère donc la désexualisation.. Il échange donc le réel contre l’imaginaire, et le déplaisir contre le plaisir. Mais la douleur est au-delà du plaisir et du déplaisir. Elle ne saurait donc être échangée contre rien. Bien plutôt suspend-elle l’économie du désir. C’est un corps solide qui ne peut pas passer à l’état gazeux. Freud lui-même en fait l’aveu dans l’un des rares textes qu’il lui consacreL’addendum C de Inhibition, symptôme et angoisse.. Prenant le contre-pied de la thèse précédente, nous sommes donc tenté de dire : l’art ne sauve que ceux qui vont bien.

C’est ce dont paraît témoigner la vie des artistes eux-mêmes. On lit dans le Journal de Kafka, pour l’année 1915 : le 7 février : « Arrêt complet. Tourments infinis » ; le 22 février : « Complète incapacité sous tous les rapports » ; le 3 mai : « Rien, rien. Une fontaine à sec ; l’eau se trouve à une profondeur inaccessible » ; et le 5 : « Rien, tête lourde, douloureuse » ; le 19 novembre encore : « Etat piteux à cause du froid, à cause de tout » ; le 25 décembre enfin : « Je serais ivre de bonheur si je pouvais écrire, et je n’écris pas. Je ne peux plus me débarrasser de mes maux de tête. Je suis vraiment ruiné ». La dernière page du Journal, écrite huit ans plus tard, le 12 juin 1923, les résume toutes : « Moments terribles ces derniers temps, impossibles à dénombrer, presque ininterrompus. Nuits, jours, incapable de tout, sauf de souffrir ».

Ruiné, incapable de tout, Schumann l’est aussi lorsqu’il écrit à son ami Joseph Joachim, dans une lettre datée du 7 février 1854 : « le noir vient » ; puis juste après : « la musique à présent se tait ». Le 20 février, exalté comme peuvent l’être les grands mélancoliques, il prépare son papier à musique, ses plumes et ses cigares, et demande à son épouse d’être conduit à l’hôpital. « Robert », l’interroge celle-ci, « veux-tu abandonner ta femme et tes enfants ? » « Oui », répond-il simplement. Durant les vingt-huit mois qu’il passe interné, il n’écrit pas de musique. Puis il meurt, sans doute d’inanition volontaireM. Schneider, La Tombée du jour, Paris, Seuil, 1989, p. 25 et p. 177.. La musique, longtemps, avait contenu la douleurIbid., p. 145. ; puis la douleur emporte la musique. Dans le livre qu’il lui a consacré, Michel Schneider remarque d’ailleurs la pauvreté harmonique et mélodique des dernières compositions de Schumann. La musique déjà ne parvient plus à s’y déployer. Elle reflète symptomatiquement le temps arrêté du souffrir. Ainsi l’art finit quand vient la douleur ; et il dépend non de l’art mais de la douleur qu’il meure tout à fait ou commence à nouveau.

Mais faut-il en conclure qu’il n’existe entre eux aucun rapport ? Ce serait oublier que ce que l’art ne peut pas pour l’homme qui souffre, il le peut pour l’homme qui a souffert. Il le peut aussi pour l’homme exposé, comme nous le sommes, à l’éventualité de souffrir. Même la douleur présente a ses montagnes et ses vallées ; entre ses pics aiguisés s’étend un espace où nous pouvons goûter quelque répit. Il y a d’ailleurs une douleur qui sait se faire oublier et qui n’est, elle, ni passée ni future ni présente – une douleur souterraine dont Schopenhauer dit qu’elle est le « fond de toute vie ». Ainsi la douleur elle-même ménage les retraites où nous pouvons trouver un abri provisoire. C’est dans ces retraites que l’art est possibleCela oblige à renvoyer dos à dos les deux hypothèses précédentes : celle d’un art qui vaincrait toujours la douleur et celle d’un art qui, à l’inverse, serait toujours vaincu par elle. Il n’y aurait en effet, dans les deux cas, aucun rapport véritable entre l’un et l’autre. ; et l’on peut supposer alors qu’il existe entre elle et lui un secret rapport. C’est ce que veut dire Hegel lorsqu’il affirme que l’art est le « déploiement de la vérité »Esthétique, III.. Car il nous invite alors à regarder comme également illusoires un art qui prétendrait vaincre la douleur, et un art qui n’en garderait pas même le souvenir et se réduirait à un « jeu agréable ». Le beau n’est pas l’agréableKant l’affirme aussi mais le sens et l’enjeu de cette distinction sont alors très différents.. Il ne serait pas seulement, sans cela, privé de force : il se confondrait encore avec le faux. Peut-on nommer autrement, en effet, l’apparence lisse que cet art d’agrément substitue à la réalité et offre en pâture à notre plaisir ? Non que l’expérience de l’art n’implique un certain plaisir. Mais ce plaisir ne supprime pas la douleur. On peut penser plutôt qu’il la transforme. Comment cette transformation est-elle possible ? Comment donc le beau peut-il être aussi le vrai ? Quelle est la nature du rapport qui unit l’art et la douleur ?

Mimèsis et catharsis

Comme nous l’avons remarqué, on peut distinguer dans cette question deux aspects : l’un concerne l’expression, l’autre la transformation de la douleurS’il s’agit, d’un côté, de promouvoir une nouvelle espèce de connaissance, il s’agit, de l’autre côté, d’instituer un nouveau rapport à l’existence.. Que ces deux aspects ne puissent être séparés, c’est ce que montre une théorie dont il est difficile de ne pas dire ici un mot : la théorie aristotélicienne de la catharsis.

Aristote s’est interrogé en effet, dans sa Poétique, sur les ressorts du plaisir suscité par la tragédie, dont Eschyle, Sophocle et Euripide avaient, à son époque, popularisé le genre, et qui donnait lieu à des concours très prisés des Athéniens. Il s’est demandé comment la haine, la colère, la vengeance, la souffrance et la mort pouvaient recevoir au théâtre une valeur opposée à celle que nous leur attribuons dans la vie réelle. Si nul n’aime à être malheureux, et si la frayeur et la pitié sont les émotions naturellement causées par le malheur, alors comment pouvons-nous nous réjouir d’éprouver ces émotions lorsqu’elles sont inspirées par l’art du poète ? La difficulté apparaît d’autant plus grande que la tragédie avait été définie auparavant comme une « imitation des actions humaines »Aristote, La Poétique, 6, 50a40.. On ne voit pas, en effet, comment il peut y avoir plus, dans cette imitation, que dans la réalité qu’elle imite.

Mais on suppose alors, entre la réalité et l’imitation qu’en offre l’artiste, un rapport de modèle à copie. Or ce n’est pas le sens qu’Aristote donne au mot mimèsis, que nous traduisons ici par « imitation »Le terme de « représentation », qu’on peut lui préférer, n’est pas à l’abri de ce contresens.. La mimèsis tragique n’est pas une simple duplication de la réalité. Elle opère une mise à distance qui permet à celle-ci d’apparaître sous un nouveau jour. Cette mise à distance est l’œuvre du muthos, c’est-à-dire de l’intrigue ou de l’histoire inventée par l’imagination. Le muthos est la condition de la mimèsis. Par lui justement les actions humaines apparaissent autrement qu’elles n’apparaissent dans la vie réelle. D’un côté, certes, ce sont les mêmes et le spectateur peut s’en émouvoir ; mais, d’un autre côté, elles sont différentes et il peut les contempler sans répulsionComprise, comme elle doit l’être, sous l’angle du muthos, l’imitation tragique des actions humaines est donc une imitation créatrice.. C’est ici qu’intervient la catharsis. Par l’histoire qu’il construit pour représenter les actions humaines, écrit Aristote, le poète tragique agit sur la frayeur et la pitié et il réalise chez le spectateur une « épuration » de ces émotionsOp. cit., 6, 49b26.. Il en est de même de la douleur, dont d’ailleurs dérivent la frayeur et la pitié : elle nous apparaît, ainsi épurée, à la fois identique et différente ; et nous pouvons, dans le même instant, en souffrir et en jouir. La grâce de l’art, si l’on peut s’exprimer ainsi, est de permettre à l’homme de regarder sans amertume ce qui d’ordinaire l’écrase et l’empêche de vivre.

Retenons, de la théorie aristotélicienne de la catharsis, ce jeu de la ressemblance et de la dissemblance, et la manière dont il exprime la douleur tout en la tenant en respect et en la transformant intérieurement. Lessing parle ainsi, à propos d’un groupe de sculptures qui date de l’époque de la tragédie grecque et qui représente LaocoonHéros malheureux de la Guerre de Troie. et ses fils accablés par des serpents qui les étouffent et leur infligent des blessures mortelles, de « douleur sans cris »Laocoon, Paris, Hermann, 1990, p. 45 et suivantes.. Cette douleur sans cris est à la fois, selon lui, celle que l’artiste a voulu peindre et celle que doit ressentir le spectateur. Et l’on peut s’étonner en effet que la douleur n’apparaisse pas sur le visage de Laocoon avec toute la violence et le désespoir impliqués par la situation. Lessing l’explique d’abord par le fait que la douleur du corps, qui est principalement celle qui arrache des cris, n’exclut pas la grandeur d’âme, dont le spectateur est invité à créditer le héros vaincu et qui doit lui inspirer plus d’admiration que de compassion. Il fait ensuite la supposition que l’artiste, attaché à la beauté, n’a pas voulu pousser l’expression au-delà de la mesure que celle-ci lui imposait. La beauté, en effet, est du côté de la forme, de la proportion, de la mesure ; la douleur, au contraire, du côté de l’informe, de la disproportion, de la démesure. Si l’artiste s’est abstenu de faire crier sa figure de marbre, c’est donc parce que la douleur, « dans toute sa force déformatrice », ne peut s’allier avec la beauté. Lessing en conclut à la supériorité des arts plastiques sur l’art poétique et plus particulièrement sur l’art tragique, qui ne réprime pas suffisamment, selon lui, les excès de la douleur, et ne donne pas une assez large place au courage ou à la grandeur d’âme.

Mais la douleur, objectera-t-on, n’est que dans son excès. Rapportée à l’expérience effective qu’en font les hommes, elle n’est qu’un cri. Elle annule, en outre, la séparation rassurante introduite par Lessing entre l’âme et le corpsComme Descartes lui-même en fait la remarque dans la sixième de ses Méditations métaphysiques, je ne suis pas, lorsque je souffre, même d’un mal de pied, devant mon corps comme devant un corps étranger : je forme avec lui « un seul tout ». Corps et âme, la douleur, encore une fois, nous prend tout entiers.. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien elle est par essence réfractaire à l’expression artistique ; ou bien cette expression doit inclure à un degré quelconque la déformation, la disproportion et la démesure qui en sont toujours la marque. Il n’est pas certain d’ailleurs que cette deuxième option implique le sacrifice de la beauté. C’est ce que montre précisément la tragédie. Si elle ignore les canons d’une beauté que l’on peut appeler classique – celle, justement, qu’immortalise à la même époque la statuaire grecque, dont l’harmonie triomphe aisément de la menace de la guerre et du chaos –, elle promeut une beauté dont la force vient de cette menace et qui jamais ne résout la tension qui oppose en elle la paix et la guerre, l’ordre et le chaos, l’harmonie et le fracas des vies saccagées.

Nous voudrions donc nous arrêter à présent sur les raisons qui amènent Nietzsche, dans son interprétation de la tragédieNietzsche, La naissance de la tragédie., à s’opposer à Lessing, et à placer celle-ci très au-dessus de la peinture et de la sculpture. Car la première de ces raisons concerne la douleur et la manière d’exprimer sa démesure. La tragédie est pour Nietzsche, on le sait, la rencontre de deux éléments que tout l’art du poète est de faire tenir ensemble et dont l’opposition même est la source d’une tension féconde. Il place ces deux éléments sous l’égide de deux figures tutélaires : celles d’Apollon et de Dionysos. Apollon est le dieu de la forme ; il est le symbole de l’harmonie universelle ; tout en lui est régulier et mesuré ; c’est dans son ombre que certains poètes ajustent leurs mètres et que le sculpteur calcule les rapports les plus aptes à rendre la proportion du corps humain. Dionysos, au contraire, est le dieu ivre. Il en reste quelque chose dans le Bacchus des Romains. On se tromperait toutefois en les confondant. L’ivresse dionysiaque est pleine de bruit et de fureur. Peu la distingue de la détresse où sombrent nos vœux de bonheur et nos désirs d’éternité. Dionysos symbolise la douleur du monde. Il est le dieu de la contradiction universelle – une contradiction qu’il accueille tantôt avec gravité, tantôt avec le rire de ceux qui ne doutent pas de leur puissance. Or quels sont, dans la tragédie, les éléments symbolisés par Apollon et Dionysos ? Ce sont le langage et la musique. La tragédie, sans doute, est un produit de l’art poétique ; elle est donc œuvre de langage : les dialogues en constituent en apparence la plus grande part. Mais la tragédie originelle, selon Nietzsche, vient du dithyrambePoème lyrique à la gloire de Dionysos., et le poète tragique fut d’abord plus musicien que poète. C’est ce que montrent, chez Eschyle et Sophocle, l’importance du chœur et la manière dont il scande les actions accomplies par les personnages. Le chœur exprime la voix anonyme du Destin auquel s’affronte la volonté du héros. C’est lui, dans tous les cas, qui fait entendre une vérité à laquelle ce dernier demeure sourd. Il est donc, si l’on veut, le personnage principal de la tragédie. Il l’est, du moins, dans la tragédie primitive. La décadence de la tragédie commence, selon Nietzsche, lorsqu’il s’efface derrière les autres personnages et se voit réduit à un rôle ornemental, comme on le voit déjà chez Euripide. L’élément verbal l’emporte alors sur l’élément musical. Apollon sort vainqueur du combat qui l’opposait à Dionysos. Il ne reste rien de la tension qui faisait la richesse et la vérité de la tragédie originelle.

Qu’est-ce qui explique cependant, dans celle-ci, le privilège de la musique ? C’est sa capacité d’exprimer la « contradiction » qui est au cœur de l’univers et dont témoigne en chaque individu l’expérience de la douleur. Il est important de remarquer que la musique n’a besoin pour cela ni des mots ni des images. Quand l’artiste plastique et le poète épique cherchent l’apaisement dans la contemplation des images et dans la signification des mots, qui entretiennent à leurs yeux l’illusion d’un monde ordonné, le musicien dionysiaque, « sans faire appel à aucune image » et sans se fier davantage au sens des mots, « s’identifie à la douleur originelle »Op. cit., § 6. qui est pour lui – Nietzsche l’affirme après Schopenhauer – le fond de toute vie.

Mais il reste à comprendre ce qui fonde, dans la musique elle-même, la capacité que Nietzsche lui attribue. Oui, qu’ont en commun la douleur et la musique ? et quel est, dans celle-ci, l’élément propre à lui permettre à la fois d’exprimer et de transformer la douleur ? Il ne faudra pas oublier, pour répondre à ces deux questions, ce qui a été dit plus haut du jeu de la ressemblance et de la dissemblance. Car, si la musique ressemblait trop à la douleur, elle renoncerait à être elle-même (comme le montrent, plus encore que la pauvreté des dernières partitions de Schumann, les tentatives de certains compositeurs contemporains à la lisière du bruit et du chaos) ; mais, si elle en était trop dissemblable, elle se réduirait à une illusion rassurante (comme l’est, selon Nietzsche, l’art apollinien). Dans l’Histoire du soldat de Stravinsky, le personnage central, tenté par le Diable, troque son violon contre la promesse de connaître bientôt la fortune. On peut penser que, si le Diable est jaloux du soldat musicien, c’est que la musique est divine. Mais il s’agit alors d’une divinité incarnée qui prend sur soi la douleur du monde.

La catharsis musicale

Douleur et musique : ressemblances et dissemblance

Nous en venons ainsi à notre première question : qu’ont en commun la douleur et la musique ? Les remarques précédentes déjà le disent : elles se passent également des images et des mots ; elles sont l’une et l’autre impénétrables au regard et au langage.

Au regard, d’abord. Le regard, en effet, suppose la distance : devant lui toutes les choses apparaissent comme des objets représentés au sujet qui les perçoit ou qui les juge. Or la douleur abolit l’opposition du sujet et de l’objet. C’est ce qu’expriment bien les soignants lorsqu’ils disent d’un patient qu’il est douloureux. S’il y a un sentir douloureux, il n’y a pas, en revanche, de représentation douloureuse. D’où le caractère illusoire de toute évaluation objective de la douleur. La représentation d’ailleurs ne suppose pas seulement la distance ; elle requiert encore la lumière : sans celle-ci, l’œil ne pourrait voir et nul objet ne serait visible. Or la douleur, nous l’avons dit, est opaque ; elle ne laisse pas passer la lumière. Il en est de même de la musique : c’est un art de la nuit. Dans le beau livre qu’il a consacré aux « nocturnes » de Chopin et de Fauré, Jankélévitch tient cette forme pour celle qui révèle l’essence de la musique. Il écrit que l’esprit musicien, comme les oiseaux nocturnes, est « spécialement organisé pour sentir et pour voir dans la nuit »Le nocturne, Paris, Albin Michel, 1957, p. 15. – une nuit où, ajoute-t-il, « il se passe une foule de choses étonnantes » dont nos représentations ne savent rien. C’est que la musique annule, elle aussi, la distance qu’implique la représentation. Nous ne sommes pas devant elle comme devant les objets du monde. Aussi disons-nous communément qu’elle nous « enveloppe », qu’elle nous « emporte » ou qu’elle nous « berce ». En témoigne, mieux qu’aucun autre, le phénomène du rythme, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. Henri Maldiney, sur ce point, a raison : le rythme est inobjectivable ; il ne peut être que vécuH. Maldiney, L’art, éclair de l’être, Seyssel, éd. Comp’act, 1993, p. 362 et suivantes. Voir aussi, du même auteur, Regard, parole, espace, Paris, L’Age d’homme, 1973, p. 147 et suivantes.. Par lui nous communiquons intérieurement avec l’invisible.

On se tromperait, certes, si l’on croyait pouvoir justifier ainsi l’opposition entre des « arts de représentation » – tels que la peinture ou la sculpture – et des « arts d’exécution » – tels que la musique ou la danse. Nous ne sommes pas non plus devant une peinture ou une sculpture comme devant une chose quelconque : le rapport qui nous attache à ces œuvres est de l’ordre non de la perception mais de la participation ; elles n’existent comme œuvres que si elle cessent d’exister comme objets et si, entrainés dans leur « jeu », nous nous laissons déposséder nous-mêmes de notre souveraineté de sujetsCf. H.G. Gadamer, Vérité et méthode, Ière partie, chapitre II, § 2 : « Le jeu comme fil conducteur de l’explication ontologique [de l’œuvre d’art] ».. Sans doute, en ce sens, tous les arts sont-ils des arts d’exécution. On n’expliquerait pas sans cela leur correspondance – dont témoignent, par exemple, les efforts faits par Kandinsky pour traduire musicalement ses peintures, ou par Scriabine pour exprimer picturalement sa musique. Mais le privilège de la musique est de nous faire mieux saisir le principe caché d’une telle correspondance. Aussi Mikel Dufrenne tient-il l’œuvre musicale, avec les trois éléments qui la caractérisent – la mélodie, l’harmonie et le rythme –, pour le modèle d’une description qu’il étend ensuite aux autres artsPhénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, IIème partie, chapitre II. On peut s’étonner seulement que Dufrenne continue de parler après cela d’ « objets esthétiques ».. La musique, art de la nuit, est la clef qui donne accès aux arts du jour. C’est que la nuit ne précède pas seulement le jour : elle se continue en lui. Il en est ainsi des cascades et des torrents : l’eau qui sort de la montagne n’est pas coupée de sa source souterraine ; ce qu’elle devient dans la lumière, lui vient d’un lieu où la lumière ne pénètre jamais. On peut supposer, certes, que tous les arts puisent à cette source. Mais la musique seule remonte jusqu’à elle. C’est en ce sens qu’elle nous fait communiquer intérieurement avec l’invisibleC’est sans doute Schopenhauer qui a, le premier, clairement distingué le sentiment de la représentation et mis en évidence la capacité, propre à la musique, de communiquer sans représenter..

Encore cette communication, pas plus que d’images, n’a-t-elle besoin de signes. Nous en venons par là au deuxième point commun entre la douleur et la musique, et au deuxième trait distinctif entre la musique et les autres arts. Nietzsche, on l’a vu, en fait l’axe principal de son interprétation de la tragédieOp. cit. : « il est impossible d’exprimer de façon suffisante le symbolisme universel de la musique ».. La musique, comme la douleur, sanctionne l’échec du langage. Même s’il était vrai qu’elle n’est pas entièrement dénuée de sens, il resterait que ce sens ne peut pas être monnayé en mots et en phrases. Ce que l’on ne peut dire : c’est cela précisément que montre la musiqueNon qu’il n’existe une « musique à texte ». Mais la musique alors n’est pas l’illustration du texte. Que l’on fasse écouter à quelqu’un un air inspiré par une histoire : conte, légende, récit édifiant : s’il ne connaît pas déjà cette histoire, il ne l’y trouvera pas ; il ne l’y trouvera pas non plus s’il la connaît mais n’a pas été instruit auparavant de l’intention du compositeur ; peut-être même ne l’y trouvera-t-il pas s’il a cette connaissance et s’il a reçu cette instruction. Dira-t-on alors que, si la musique n’est pas l’illustration du texte, c’est qu’il y a, entre ces deux éléments, une relation dialectique, comme l’affirme Hegel à propos de l’opéra ? Mais la relation, ici comme ailleurs, suppose la distinction : elle implique précisément l’irréductibilité de l’élément musical à l’élément verbal. Quand cette réduction a lieu, l’opéra trahit son essence ; il tombe sous la critique nietzschéenne de l’art apollinien. On peut craindre d’ailleurs, les images théâtrales s’ajoutant aux mots du librettiste, que ce soit ce qui arrive le plus souvent.. On affirme que les grandes douleurs sont muettes : on devrait reconnaître aussi que la musique est un art du silence. Cette définition, certes, peut surprendre : la musique n’est-elle pas une succession de sons ? Mais le silence n’est pas ici l’absence de sons : il est l’absence de sons porteurs de significationE. Bloch va jusqu’au bout du paradoxe lorsqu’il écrit, à propos de la musique, que « tout un chacun [la] comprend sans savoir ce qu’elle signifie » (L’esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977, p. 127).. La musique, d’ailleurs, n’est pas dans les sons : elle est entre les sons ; ce sont leurs relations qui leur confèrent une valeur mélodique ou harmonique qu’ils n’ont pas isolément. Encore ne faut-il pas oublier le rôle que jouent, dans ces relations, la pause et le soupir. Chez certains compositeurs du vingtième siècle, ils sont l’élément essentiel : les sons ne sont là que pour faire entendre le silence. On a comparé parfois le silence en musique et le blanc en peinture : on a supposé que, dans les deux cas, l’art faisait apparaître ce qui se refuse ordinairement à la perception. Mais, plus que les limites de notre perception, ce sont les limites de notre compréhension qu’exprime le silence musical. Job se tait sept jours et sept nuits. Et si, ensuite, il demande pourquoi, c’est pour vérifier l’impuissance du discours à répondre à cette question. La musique assume cette impuissance. Elle sait, elle aussi, que la douleur est sans pourquoi.

Mais la douleur et la musique ont un dernier trait commun : c’est une certaine expérience du temps – un temps différent, faut-il le préciser, de celui que mesure la montre. Nous n’avons pas ordinairement l’expérience du temps. Nous n’y faisons pas plus attention qu’aux battements de notre cœur. Le temps passe mais il ne se fait pas sentir comme tel. Il en va autrement dans la douleur – au point que souffrir ne consiste en réalité qu’en cette épreuve du temps qui passe ou qui, comme nous disons, « ne passe pas », et nous fait paraître les minutes comme les jours et les jours comme les années. La contradiction, bien sûr, n’est qu’apparente : c’est le temps lui-même, lorsque nous souffrons, qui se présente sous l’aspect de l’éternité. Et sans doute est-ce aussi, sur le plan phénoménologique, la meilleure justification de l’hypothèse qui sous-tend cette étude : celle d’un noyau commun à tous les modes du souffrir. Quelles qu’en soient les causes, quelles que soient encore les circonstances dont elle dépend, la douleur est l’expérience toujours continuée de ne pouvoir continuer ainsi.

Or la musique, elle aussi, nous rend sensibles au temps qui passe. Art de la nuit, art du silence, c’est plus encore un art du tempsNon qu’il faille séparer le temps et l’espace. On dit à bon droit de la musique, comme nous l’avons nous-même remarqué plus haut, qu’elle nous « enveloppe », qu’elle nous « emporte » ou qu’elle nous « berce ». Elle peut faire naître encore, lorsque la voix se perd ou lorsque les doigts ne font qu’effleurer l’instrument, le « sentiment des lointains » – auquel succède l’instant suivant celui de la présence. Ainsi l’expérience de la musique n’est pas celle d’une durée pure : elle transforme également notre rapport à l’espace et notre rapport au temps. Mais c’est la transformation de notre rapport au temps qui est première et entraine la transformation de notre rapport à l’espace.. Le temps cesse, grâce à elle, d’être une forme vide : il devient la matière d’une expérience déterminée. Il ne s’agit pas cependant de la même expérience. La douleur, on l’a vu, suspend l’élan personnel ; elle nous rend incapables de désir et de projet ; aussi le temps du souffrir est-il un temps écrasé sur le seul présent ; c’est ce qui le distingue en particulier du temps de l’angoisse, qui reste un temps orienté vers l’avenir – cet avenir dût-il être marqué du sceau de la mort. Il en est autrement de la musique : elle déploie le temps que la douleur contient tout entier dans un seul instant. Son présent n’est pas clos ; il est ouvert au contraire à des possibilités toujours nouvelles. La question alors est de savoir comment s’accomplit une telle ouverture.

On est tenté de répondre à cette question en énumérant les trois éléments qui forment la musique et que la douleur justement ignore : la mélodie, l’harmonie et le rythme. Rousseau privilégie la mélodie car elle est pour lui plus proche de la voix et plus propre ainsi à exprimer les mouvements intérieurs de l’âme humaine. Dans sa polémique avec Rameau, il tente de lui subordonner l’harmonie, dont les lois sont seulement à ses yeux celles, purement physiques, de la résonance des corps sonores. L’argument n’est pas sans intérêt, si l’on veut comprendre comment se peut la catharsis musicale – comment donc la musique peut agir sur la douleur. Mais Rousseau ne dit rien du rythme, dont on peut penser pourtant qu’il fait tenir ensemble la mélodie et l’harmonie et donne seul à la musique l’unité dynamique qui est la sienneC’est lui, en quelque sorte, qui joue pour la mimèsis musicale le rôle que joue le muthos dans la poésie tragique.. Ce sont la mélodie et l’harmonie, certes, qui donnent forme à la matière sonore et tracent la frontière entre la musique et ce qui n’est pas elle ; mais c’est le rythme qui fait de cette forme une forme en devenir, comme l’est précisément la forme musicaleMaldiney étend à tous les arts cette distinction entre forme réalisée (en allemand : Gestalt) et forme en devenir (en allemand : Gestaltung). Aussi en cherche-t-il des applications dans la peinture et évoque-t-il à ce propos Van Gogh, Cézanne et Klee. Il est certain cependant que cette distinction a une origine musicale. Supposera-t-on en outre, comme le fait Maldiney, une sorte d’isomorphisme entre les rythmes musicaux et ceux de l’existence ? Il sera possible alors de comprendre, par contraste, pourquoi la douleur nous rend l’existence impossible. A l’élan rythmé de la musique, s’oppose l’élan brisé de la douleur.. Et Rousseau surtout oublie le phénomène par lequel la douleur, pour ainsi dire, entre dans la musique et par où elles peuvent communiquer intérieurement. Quel phénomène ? C’est à cette question que nous voudrions tenter de répondre pour terminer.

Il nous faut cependant, pour cela, préciser la définition que nous avons donnée de la douleur et placer de nouveau celle-ci sous le signe de la contradiction. Si, en effet, nous devions répondre d’un mot à la question : qu’est-ce que souffrir ? nous dirions, en accord avec les descriptions qui précèdent : être soi en ne pouvant l’être. Cette contradiction admet-elle une solution ? La douleur l’ignore, et l’homme qui souffre désespère souvent de la trouver. Mais c’est assez pour identifier le phénomène qui en témoigne au cœur de l’expérience musicale.

Le phénomène de la dissonance

Ce phénomène, c’est la dissonance. Sans dissonance, selon Nietzsche, la musique manquerait toujours son effet. Elle ne laisserait rien paraître de ce que l’on peut appeler aussi, par métaphore, la dissonance fondamentale de l’existence. En elle se résume le jeu de la ressemblance et de la dissemblance, qui caractérise plus généralement le rapport entre l’art et la douleur.

On connaît le mot de Klee à propos de l’évolution de la peinture au XXème siècle : « plus le monde est terrifiant, plus l’art se fait abstrait ». Il est possible d’expliquer de la même façon l’importance accrue de la dissonance dans la musique contemporaine. C’est ce que fait Theodor Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique, dans laquelle il analyse notamment la musique de Schönberg – le père du système atonal – et les difficultés de sa réception à Vienne au début des années mille neuf cent. La dissonance, suggère-t-il, effraie le bourgeois parce qu’elle lui révèle sa propre condition et lui paraît mettre en péril l’ordre établi de la sociétéOp. cit., p. 18. Voir aussi sur ce point l’étude récente d’E. Buch, Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Gallimard, 2006.. Plus loin, il remarque que, pour répondre à « la souffrance sans mesure qui s’est abattue sur les hommes » en ce siècle, il fallait que la musique devînt tout entière un art de la dissonance. Sa tâche désormais, écrit-il, est de « donner forme à la contradiction »Ibid., p. 37.. Il en tire la conséquence « qu’aucun accord n’est faux en soi »Ibid., p. 46-47 : « L’accord de septième diminuée, qui sonne faux dans les pièces de salon, est juste et riche d’expression dans la Sonate op. 111 de Beethoven. ». D’ailleurs, « il y a des compositions modernes qui à l’occasion entremêlent des accords tonaux dans leur contexte : cacophoniques sont alors ces accords – et non les dissonances ». A l’inverse, « si un contemporain travaille exclusivement avec des accords tonaux, tel Sibelius, ceux-ci sonnent aussi faux qu’ils sonnent comme enclaves dans le domaine de l’atonalité ». et que ceux qui paraissent les plus faux référés aux conventions en vigueur sont en réalité les plus vrais. Les premières œuvres atonales furent selon lui les procès-verbaux de cette vérité douloureuse. C’est par la dissonance, en effet, que la musique ressemble à la douleur et détruit l’illusion d’un monde en ordre.

Mais Adorno s’inquiète après cela de l’universalisation de la dissonance, telle que l’impliquent, de deux façons opposées, la musique dodécaphonique, où la composition obéit à des règles purement formelles, et la musique « concrète », où la forme est sacrifiée au travail sur le matériau sonore. D’un côté, en effet, la musique est réduite à une arithmétique désincarnéeEn définissant la musique comme « une arithmétique inconsciente dans laquelle l’esprit ne sait pas ce qu’il compte », Leibniz préfigurait, d’une certaine façon, le dodécaphonisme, à la seule différence que l’esprit, dans ce dernier, sait ce qu’il compte. Ici cependant, il faut nuancer : le Quatuor n°3, à l’instar de la Suite lyrique de Berg (pour ne prendre que ces deux exemples), est riche d’une force émotionnelle que n’annule pas le procédé de la série, qui est seulement un moyen au service de l’expression. Il en va autrement des œuvres où ce procédé est à la fois moyen et fin. C’est alors que la musique se réduit à une arithmétique désincarnée. La différence visée par Adorno passe donc en vérité à l’intérieur de la musique dodécaphonique elle-même. : elle ne sait plus rien de la douleur. De l’autre côté, au contraire, il n’y a plus ni règle ni mesure : il ne reste que la douleur. Des deux côtés donc, il ne peut y avoir de véritable catharsis musicale. Aussi Adorno affirme-t-il que la dissonance ne peut remplir son rôle que « dans un rapport tendu avec la consonance »Op. cit., p. 94.. On peut penser que ce rapport n’est pas autre que celui qui unit la douleur et le plaisir – dont nous avons dit plus haut qu’ils ne s’excluaient que dans la perspective trompeuse d’un art réduit à sa fonction décorativeIl est inutile de marquer à nouveau la distance qui sépare le beau de l’agréable : elle est impliquée dans l’aptitude de l’art à exprimer la douleur et à faire entendre sa plainte. Ce dont nous souffrons dans la vie réelle, nous ne l’assumons dans l’art qu’au prix d’un certain trouble, d’une certaine intranquillité, d’un certain inapaisement. Or ce qui éloigne le beau de l’agréable, est ce qui le rapproche du sublime. La frontière tracée par Kant entre le beau et le sublime correspond à une conception particulière de la beauté. Elle ne résiste pas aux liens noués, dès l’époque de la tragédie grecque, entre l’art et la douleur. Il n’y aurait pas, en quelque sens qu’on l’entende, de beauté tragique, si l’on pouvait opposer simplement, comme le fait Kant, la forme à l’informe, la mesure à la démesure, la proportion à la disproportion. Non qu’il n’existe une beauté qui permet à l’esprit de jouir de l’accord interne de ses facultés mais il s’agit d’une beauté dont l’art s’est détourné à mesure que le monde, selon la formule de Klee, devenait plus terrifiant. C’est le beau, par conséquent, qu’il faudrait définir, en lui appliquant la conception kantienne du sublime, comme un « sentiment d’admiration mêlé de peine ». Nous y ajouterons seulement son aptitude à ouvrir, fût-ce discrètement, un horizon d’attente..

Mais nous voudrions pour terminer, en repartant de cette remarque d’Adorno, proposer trois modèles de dissonance – à vrai dire très différentsNous ne le ferons pas en musicologue. D’ailleurs si elle relève, au sens strict, de l’harmonie, la dissonance peut être étendue d’une certaine façon à la mélodie et au rythme, et affecter donc la musique dans son ensemble. Les trois modèles examinés ci-après supposent une telle extension. Communs à la musique et la philosophie, ils correspondent à trois attitudes possibles à l’égard de la douleur ainsi qu’à trois destins possibles de celle-ci dans l’œuvre musicale..

Le premier modèle correspond à la définition stricte de la dissonance, telle qu’elle est formulée classiquement dans les traités d’harmonie et en particulier dans celui de Danhauser, l’un des plus utilisés aujourd’hui encore dans les écoles de musique. Si l’on appelle « intervalle harmonique » l’espace compris entre deux notes d’une gamme entendues simultanément, alors on pourra diviser les intervalles harmoniques en « consonants » et « dissonants » ; on entendra, par intervalles consonants, ceux qui donnent à l’oreille une impression d’unité, de cohésion, de stabilité, et par intervalles dissonants, au contraire, ceux qui choquent l’oreille et paraissent manquer de ces mêmes propriétés. Cette définition explique le « besoin » que fait naître la dissonanceBesoin passant alors pour « naturel ». : celui de sa propre suppression. La dissonance ne trouve sa justification harmonique, en ce sens, que si elle favorise un retour à la consonance. On dira, quand c’est le cas, que la dissonance est « résolue ». Il est remarquable que dans ses Essais de théodicée, où il s’efforce de prouver que le monde, avec tout le mal qui s’y trouve, est le meilleur des mondes possibles, Leibniz se réfère métaphoriquement à cette notion : « même le meilleur plan de l’univers ne saurait être exempté de certains maux, mais qui y doivent tourner à un plus grand bien : ce sont quelques désordres dans les parties qui relèvent merveilleusement la beauté du tout, comme certaines dissonances, employées comme il faut, rendent l’harmonie plus belle ». La musique, selon ce modèle, est l’image d’un monde dont toutes les contradictions trouvent leur solution. Cette image est encore, à quelques différences près, celle qui domine la philosophie de Hegel. Cette philosophie, certes, hérite de la notion kantienne de « grandeur négative », et se montre plus attentive au malheur de la conscience et au tragique de notre condition. Mais une grandeur négative reste une grandeur relative. Elle contribue à l’ « histoire universelle », conçue comme la réconciliation progressive de l’Esprit avec lui-même. Le progrès historique, ainsi conçu, implique donc un double mouvement de scission puis de retour à l’unité : la contradiction n’est posée en lui que pour être finalement surmontée. C’est ce double mouvement que l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit nomme « dialectique » et qu’il croit pouvoir retrouver en toutes choses – mais nulle part autant que dans la musique, où il est séparé de tout contenu et manifesté comme tel. « La consonance, la dissonance et sa résolution », en effet, « sont les aspects essentiels des beaux sons »Esthétique, IIIème partie, IIIème section, chapitre 2. H.G. Hotho, disciple de Hegel, l’écrit dans les mêmes termes, en prenant pour exemple l’accord de septième, qui donne à entendre la dissonance comme une « contradiction » qui exige sa propre « suppression » dans un « retour à des accords parfaits » (Asthetik. Vorlesungen gehalten von Hotho im Sommer1833 ; cité par A.P. Ollivier, Hegel et la musique, Paris, Champion, 2003, p. 232). – le plus essentiel étant la résolution puisqu’il est le moment où toutes les contradictions s’apaisent et retournent à l’unité.

C’est ce moment justement que rejette le deuxième modèle. Ce modèle, même s’il ne s’est développé qu’au XXème siècle, relève le défi nietzschéen d’une musique dionysiaque. Dans la musique classique et, d’une autre façon, dans la musique romantiqueC’est là dessus que Nietzsche rompt avec Wagner., il n’y a pas de dissonance qui n’implique sa résolution ; dans cette musique, au contraire, la dissonance reste irrésolue. On peut même parler, comme le fait Adorno, de l’universalisation de la dissonance, qui envahit tout : l’harmonie, la mélodie et le rythme. Atonalité, fragmentation de la ligne mélodique, dislocation de l’unité rythmique : tels sont les traits dominants de la nouvelle musique. On voit le sens de ce changement : à l’optimisme d’une conception qui promettait la fin de la douleur, succède un pessimisme qui ne laisse rien espérer. On peut rapprocher ce pessimisme de ce que Adorno nomme dans un autre registre – celui de la peinture – l’ « idéal du noir »Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1974, p. 59.. Cet idéal ne laisse subsister aucun des moyens par lesquels la peinture s’est efforcée, durant des siècles, de donner forme aux contradictions du monde et de nos vies. A l’instar de l’idéal musical de la dissonance, il est l’image défaite d’un monde défait, la pure expression d’une pure douleur. Qu’il s’agisse, cependant, d’un faux idéal, c’est ce qu’il est à présent facile de comprendre. Rappelons-nous Schumann au soir de sa vie : « le noir vient » – et la musique se tait. Quand l’art ressemble trop à la douleur, il échoue à la transformer.

Mais Schumann avait composé peu avant la suite des Chants de l’aube. Or ce titre suggère un troisième et dernier modèle de la dissonance. On pourrait dire que, dans ce modèle, la dissonance, bien qu’irrésolue, nous laisse espérer une résolution dont elle diffère indéfiniment la réalisationLa philosophie de la musique d’E. Bloch à laquelle nous avons fait allusion supra, note 32, est tout entière adossée à ce troisième modèle (L’esprit de l’utopie, op. cit., p. 51 et suivantes).. Il n’est guère de nocturne, selon Jankélévitch, qui n’attende une aurore. Objectera-t-on que la douleur, elle, n’attend rien ? Nous avons pu sembler le dire nous-même en parlant de l’effondrement douloureux du désir et du projet. Mais le temps de l’attente n’est pas le temps du projet. Dans le projet, c’est nous qui allons à l’avenir ; dans l’attente, au contraire, c’est l’avenir qui vient à nous. Il y a d’ailleurs toujours plus, dans celle-ci, que nous ne le croyons. A l’ami à qui nous lançons après cent ans de solitude : « je ne t’attendais plus », que voulons-nous dire, sinon que nous l’attendions encore ? Aussi demeurons-nous, dans la douleur, ouverts à des possibilités dont la réalisation ne dépend pas de nous : nous restons, en dépit de tout, exposés à l’événement d’où, peut-être, viendra la délivrance. Seule nous manque la conscience d’une telle ouverture et d’une telle exposition. C’est donc cette conscience que nous donne la musique en se réinventant à chaque instant ; et c’est ainsi qu’elle peut, à la fois, exprimer la douleur et la changer intérieurement. Nous recevons d’elle la patience d’attendre et le goût d’espérer.

Mais il faut, pour cela, qu’elle exprime aussi le contraire de la douleur : le bruissement familier des feuillages et des sources, les promesses enfouies de l’enfance, l’inépuisable fécondité de la vie, de la liberté et de l’amourCes derniers mots font écho à ceux de V. Jankélévitch dans La Musique et l’ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 92..